Le factoring à l’épreuve de la séparation des patrimoines : enjeux et perspectives pour les entreprises

La pratique du factoring s’est considérablement développée en France comme mécanisme de financement à court terme pour les entreprises. Cette technique financière, qui consiste en la cession de créances commerciales à un établissement spécialisé (le factor), soulève des questions juridiques complexes au regard du principe de séparation des patrimoines. Entre droit des contrats, droit des sûretés et procédures collectives, le factoring se trouve à la croisée de multiples régimes juridiques. La problématique de la séparation des patrimoines vient complexifier davantage ce mécanisme, notamment dans le contexte de l’entrepreneur individuel ou des sociétés à responsabilité limitée. Cet examen approfondi permet de comprendre comment le factoring s’articule avec les principes fondamentaux de notre droit patrimonial et quelles protections il offre aux différentes parties prenantes.

Fondements juridiques du factoring et son articulation avec la séparation patrimoniale

Le factoring, ou affacturage en français, constitue une opération triangulaire impliquant l’adhérent (l’entreprise cédante), le factor (établissement financier spécialisé) et le débiteur cédé (client de l’adhérent). Cette technique repose juridiquement sur la cession de créances régie par les articles 1321 à 1326 du Code civil, mais s’inscrit plus spécifiquement dans le cadre de la cession Dailly (loi du 2 janvier 1981 codifiée aux articles L.313-23 et suivants du Code monétaire et financier).

La séparation des patrimoines, quant à elle, renvoie au principe selon lequel une personne physique ou morale dispose d’un patrimoine distinct de celui d’autres entités juridiques. Ce principe fondamental du droit français a connu des évolutions significatives, notamment avec la loi du 15 juin 2010 relative à l’entrepreneur individuel à responsabilité limitée (EIRL) et la loi du 14 février 2022 en faveur de l’activité professionnelle indépendante.

L’articulation entre factoring et séparation des patrimoines soulève plusieurs questions juridiques fondamentales. Premièrement, le transfert de propriété des créances commerciales au factor doit respecter les règles d’étanchéité patrimoniale. Dans le cas d’un entrepreneur individuel, les créances professionnelles cédées doivent être clairement identifiées comme relevant du patrimoine professionnel. La Cour de cassation a régulièrement rappelé l’importance de cette distinction, notamment dans un arrêt de la chambre commerciale du 7 janvier 2014 (n°12-20.204).

Les mécanismes juridiques de la cession de créances dans le factoring

Le factoring s’appuie principalement sur deux mécanismes de cession : la subrogation conventionnelle (article 1346-1 du Code civil) et la cession de créance professionnelle dite Dailly. Cette dernière présente l’avantage d’une formalité simplifiée via un bordereau et d’une opposabilité immédiate aux tiers sans notification préalable au débiteur cédé.

La validité de ces cessions face au principe de séparation patrimoniale nécessite plusieurs conditions :

  • La créance cédée doit appartenir sans ambiguïté au patrimoine professionnel du cédant
  • La créance doit être suffisamment identifiée et existante (ou future mais déterminable)
  • Le bordereau Dailly doit comporter les mentions obligatoires prévues par l’article L.313-23 du Code monétaire et financier

La jurisprudence a précisé ces exigences, notamment dans un arrêt de la chambre commerciale du 9 février 2016 (n°14-23.219) où elle a invalidé une cession de créances insuffisamment identifiées. De même, la cession de créances futures n’est valable que si ces créances sont suffisamment déterminables lors de la conclusion du contrat de factoring.

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Protection du factor face aux créanciers personnels de l’entrepreneur

La protection du factor contre les revendications des créanciers personnels de l’entrepreneur constitue un enjeu majeur dans les opérations de factoring. Cette problématique prend une dimension particulière dans le contexte de la séparation des patrimoines, notamment depuis les réformes successives du statut de l’entrepreneur individuel.

L’efficacité du factoring repose sur la sécurisation du transfert de propriété des créances. Le factor doit être protégé contre toute contestation ultérieure, qu’elle émane des créanciers personnels de l’entrepreneur ou de ses créanciers professionnels. Cette protection s’articule autour de plusieurs mécanismes juridiques.

D’abord, la cession Dailly confère au cessionnaire (le factor) un droit exclusif sur les créances cédées dès la date apposée sur le bordereau. Cette date certaine permet d’établir la priorité du factor face aux autres créanciers qui prétendraient à des droits sur les mêmes créances. La Cour de cassation a confirmé cette priorité dans un arrêt du 22 novembre 2017 (Com., n°16-16.790), précisant que le cessionnaire Dailly prime même un créancier nanti antérieurement.

Pour les entrepreneurs individuels, la loi du 14 février 2022 a institué une séparation de plein droit entre patrimoine personnel et patrimoine professionnel. Dans ce cadre, le factor bénéficie d’une double protection :

  • Les créances professionnelles cédées sont isolées du patrimoine personnel, les mettant à l’abri des créanciers personnels
  • La cession parfaite opère un transfert de propriété qui soustrait les créances aux poursuites des créanciers professionnels ultérieurs

La formalisation contractuelle comme rempart

La rédaction méticuleuse des contrats de factoring constitue un élément déterminant de la protection du factor. Ces contrats doivent impérativement :

Préciser la nature professionnelle des créances cédées, pour éviter toute contestation sur leur appartenance au patrimoine professionnel. La Cour d’appel de Paris, dans un arrêt du 12 septembre 2019, a invalidé une cession de créances dont le caractère professionnel n’était pas établi avec certitude.

Prévoir des clauses de garantie contre les risques d’annulation de la cession, notamment en cas de procédure collective. Ces clauses peuvent inclure des mécanismes de rétention sur les sommes dues à l’adhérent ou des garanties complémentaires comme le cautionnement personnel du dirigeant.

Organiser la traçabilité des paiements reçus des débiteurs cédés, afin d’éviter leur confusion avec d’autres actifs de l’adhérent. Cette traçabilité est fondamentale pour préserver la séparation patrimoniale, comme l’a rappelé la Cour de cassation dans un arrêt du 3 mai 2018 (Com., n°16-27.559).

Le factor peut renforcer sa position en procédant à la notification de la cession aux débiteurs cédés. Cette notification, bien que non obligatoire dans le cadre d’une cession Dailly, présente l’avantage de rendre la cession opposable au débiteur et d’éviter qu’il ne paie valablement entre les mains de l’adhérent.

Factoring et procédures collectives : l’épreuve de la séparation patrimoniale

Les procédures collectives constituent un véritable test d’efficacité pour les mécanismes de factoring face au principe de séparation des patrimoines. Lorsque l’adhérent fait l’objet d’une procédure de sauvegarde, d’un redressement judiciaire ou d’une liquidation judiciaire, la question de l’opposabilité des cessions de créances prend une dimension critique.

Pour le factor, l’enjeu principal est de faire reconnaître son droit de propriété sur les créances cédées et d’échapper ainsi à la discipline collective. Le droit des procédures collectives, codifié au Livre VI du Code de commerce, interagit de façon complexe avec les mécanismes de cession de créances utilisés dans le factoring.

La jurisprudence a progressivement clarifié plusieurs points fondamentaux. Un arrêt de principe de la chambre commerciale du 7 décembre 2004 (n°02-20.732) a établi que les créances cédées dans le cadre d’une cession Dailly avant l’ouverture d’une procédure collective échappent à cette procédure, même si elles ne sont pas encore exigibles à cette date. Ce principe a été confirmé par un arrêt du 22 novembre 2005 (Com., n°03-15.669) précisant que le cessionnaire Dailly dispose d’un droit exclusif sur les créances cédées.

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Toutefois, cette protection connaît des limites, notamment :

  • La période suspecte : les cessions intervenues pendant cette période peuvent être annulées si elles constituent des paiements pour dettes non échues
  • Les nullités de la période suspecte : l’article L.632-1 du Code de commerce permet d’annuler certains actes intervenus depuis la date de cessation des paiements
  • La requalification en garantie : si le factoring est requalifié en simple garantie, il pourrait être soumis au régime des sûretés en procédure collective

L’impact de la séparation patrimoniale sur le sort des créances cédées

Le principe de séparation des patrimoines complique davantage l’analyse en cas de procédure collective. Pour l’entrepreneur individuel, la loi du 14 février 2022 prévoit que seul son patrimoine professionnel répond de ses dettes professionnelles, sauf exceptions limitativement énumérées.

Cette séparation patrimoniale interagit avec le factoring de plusieurs manières :

Si la procédure collective ne concerne que le patrimoine professionnel, les créances régulièrement cédées au factor avant l’ouverture de la procédure échappent à cette dernière. La Cour de cassation l’a confirmé dans un arrêt du 19 février 2020 (Com., n°18-21.647).

En revanche, si la cession est intervenue pendant la période suspecte, l’administrateur judiciaire ou le liquidateur peut en demander l’annulation, même si les créances cédées appartiennent au patrimoine professionnel.

Le factor doit être particulièrement vigilant quant à la traçabilité des créances cédées et à leur rattachement au patrimoine professionnel. En effet, la confusion des patrimoines peut être invoquée par les organes de la procédure pour remettre en cause l’efficacité des cessions.

Dans un arrêt du 5 avril 2018 (Com., n°16-19.645), la Cour de cassation a rappelé que la charge de la preuve du caractère professionnel des créances cédées incombe au factor. Cette exigence de preuve s’avère particulièrement contraignante lorsque l’adhérent n’a pas respecté une séparation stricte entre ses activités professionnelles et personnelles.

Factoring et patrimoine d’affectation : cas particuliers de l’EIRL et des fiducies

Le factoring présente des particularités notables lorsqu’il interagit avec les mécanismes de patrimoine d’affectation que sont l’EIRL (Entrepreneur Individuel à Responsabilité Limitée) et la fiducie. Ces dispositifs, qui dérogent au principe traditionnel d’unicité du patrimoine, créent des situations juridiques spécifiques pour les opérations de factoring.

L’EIRL, bien que voué à disparaître progressivement suite à la loi du 14 février 2022, reste un statut utilisé par de nombreux entrepreneurs. Ce statut permet d’affecter un patrimoine spécifique à l’activité professionnelle, distinct du patrimoine personnel. Pour le factoring, cette configuration soulève plusieurs questions :

Les créances commerciales nées de l’activité professionnelle font partie du patrimoine affecté et peuvent donc être cédées au factor sans engager le patrimoine personnel. La Cour de cassation a confirmé cette séparation dans un arrêt du 7 février 2018 (Com., n°16-24.481).

Le factor doit vérifier que les créances cédées figurent bien dans la déclaration d’affectation ou ont été acquises dans le cadre de l’activité professionnelle. À défaut, la cession pourrait être contestée par les créanciers personnels ou professionnels.

En cas de procédure collective concernant le patrimoine professionnel affecté, seules les créances régulièrement cédées avant le jugement d’ouverture échappent à la procédure.

Le factoring dans le cadre des opérations fiduciaires

La fiducie, introduite en droit français par la loi du 19 février 2007, constitue un autre mécanisme de patrimoine d’affectation susceptible d’interagir avec le factoring. Cette technique permet de transférer des biens, droits ou sûretés à un fiduciaire qui les gère dans un but déterminé au profit d’un bénéficiaire.

Plusieurs configurations peuvent exister :

  • Le factor peut être constitué fiduciaire pour gérer des créances commerciales
  • L’adhérent peut avoir préalablement transféré ses créances à une fiducie avant de les céder au factor
  • Les créances cédées au factor peuvent provenir d’un patrimoine fiduciaire
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Dans ces hypothèses, la validité et l’efficacité du factoring dépendent du respect des règles spécifiques à la fiducie. Le contrat de fiducie doit prévoir expressément la possibilité de céder les créances concernées. À défaut, le factor pourrait se voir opposer une exception d’inopposabilité.

La jurisprudence a précisé les conditions de validité de ces opérations complexes. Dans un arrêt du 13 juin 2019 (Com., n°18-10.688), la Cour de cassation a considéré que les créances transférées dans un patrimoine fiduciaire ne peuvent être cédées à un tiers que si le contrat de fiducie le prévoit expressément.

Par ailleurs, le factor doit être particulièrement vigilant quant à l’identification du patrimoine d’origine des créances. Si ces dernières proviennent d’un patrimoine fiduciaire, la cession doit respecter à la fois les règles du factoring et celles de la fiducie. Cette double exigence complexifie les opérations mais offre également une sécurité accrue, le patrimoine fiduciaire étant par nature isolé des créanciers du constituant.

Perspectives d’évolution et recommandations pratiques pour sécuriser le factoring

L’évolution constante du cadre juridique relatif à la séparation des patrimoines invite à repenser les pratiques du factoring pour garantir son efficacité et sa sécurité. Les récentes réformes, notamment la loi du 14 février 2022 en faveur de l’activité professionnelle indépendante, imposent une adaptation des contrats et des procédures utilisés par les factors.

La généralisation de la séparation patrimoniale pour tous les entrepreneurs individuels constitue un changement majeur qui modifie l’approche du risque dans les opérations de factoring. Face à ces mutations, plusieurs recommandations pratiques peuvent être formulées pour sécuriser ces opérations.

D’abord, une qualification précise des créances cédées s’avère fondamentale. Les contrats de factoring doivent impérativement :

  • Identifier clairement le rattachement des créances au patrimoine professionnel
  • Prévoir des déclarations et garanties spécifiques de l’adhérent sur la nature professionnelle des créances
  • Mettre en place des procédures de vérification documentaire pour confirmer l’origine des créances

La documentation contractuelle doit être renforcée pour prendre en compte les spécificités de la séparation patrimoniale. Les factors gagneraient à inclure des clauses relatives à :

La traçabilité des flux financiers, avec des comptes bancaires dédiés pour éviter toute confusion entre les patrimoines. Cette précaution a été validée par la jurisprudence comme un élément déterminant de l’efficacité du factoring (Com., 5 décembre 2018, n°17-15.973).

L’obligation pour l’adhérent de maintenir une séparation stricte entre ses activités professionnelles et personnelles, avec des sanctions contractuelles en cas de manquement.

Des mécanismes d’information renforcés permettant au factor d’être alerté de tout événement susceptible d’affecter la séparation patrimoniale (changement de statut, procédure collective, saisie, etc.).

Innovations techniques et juridiques pour le factoring

Au-delà de l’adaptation contractuelle, des innovations techniques et juridiques peuvent renforcer l’efficacité du factoring face aux enjeux de la séparation patrimoniale :

La blockchain et les technologies de registre distribué offrent des perspectives prometteuses pour sécuriser les cessions de créances et garantir leur traçabilité. Ces technologies permettent d’horodater précisément les cessions et de créer un historique inaltérable des transactions.

Les mécanismes de titrisation des créances commerciales peuvent être combinés avec le factoring pour isoler davantage les créances cédées des risques liés à l’adhérent. Cette approche a été validée par la Cour de cassation dans un arrêt du 13 septembre 2017 (Com., n°15-24.294).

Le recours à des garanties autonomes ou à des assurances-crédit peut compléter utilement le dispositif contractuel pour protéger le factor contre les risques d’annulation des cessions en cas de procédure collective.

Face à la complexité croissante du cadre juridique, les factors doivent envisager une approche plus personnalisée et adaptative. Les contrats-cadres standardisés cèdent progressivement la place à des conventions sur mesure, tenant compte des spécificités de chaque adhérent et de son statut patrimonial.

La formation continue des équipes juridiques et commerciales des sociétés de factoring constitue un investissement indispensable pour maintenir l’efficacité de ce mécanisme de financement face aux évolutions législatives et jurisprudentielles. Cette adaptation permanente garantit que le factoring demeure un outil de financement sécurisé et efficace pour les entreprises, tout en respectant les principes fondamentaux de la séparation patrimoniale.